IX

SANANDRA d’or liquide, de vieil or puisque dans la violence du jaune se sont camouflées des touffeurs rouges comme les dernières braises des grandes fournaises. Le tissu semble plus lourd, comme si l’or s’associait toujours à l’idée de poids. Des pépites fondues tournent en vermeil autour de ses hanches, elle resplendit, chamarrée, femme eldorado dont chaque pas s’enrobe de l’huileuse et resplendissante liqueur des soies ciselées et lamées.

Les orteils ancrés dans un sac de cent kilos de cannelle, le Grand Moghol en turban fraise à franges d’argent se vide les sinus d’une giclée lourde qui gifle la boue à quinze centimètres de mon pied droit. Un rickshaw qui draine deux énormes mafflues en sari violine et bouton-d’or me klaxonne dans les oreilles. Je saute en l’air, retombe sur un agneau. La rue n’a pas un mètre de large et deux charrettes de foin y sont coincées.

« Ça va passer, dit Sanandra, nous survivons grâce à ce genre de miracles permanents ; j’ai vu des camions pliant sous des tonnes de troncs d’arbres franchir des abîmes en roulant sur des ponts de planches pourries… »

Je tente de trouver quelque chose de drôle à dire lorsque la vache plantée entre un rétameur de seaux à charbon et un rempailleur de lits me laisse tomber une bouse agressive au ras du pantalon.

Je sens que ce n’est pas mon jour de chance. Quatrième jour à Bénarès, j’ai de la fièvre peut-être, je me sens vaguement flageolant, je prends cependant ma quinine comme un enfant bien sage.

Je rattrape avec peine Sanandra qui zigzague devant moi dans la foule… Des manucures décharnés coupent au rasoir les ongles des enfants dans l’embrasure des portes. Deux buffles dans un couloir broutent des journaux déchirés.

« Bénarès n’a pas d’ordures, dit-elle, les enfants ramassent même les bouses de vache et les vendent comme combustible, cela éloigne les insectes. »

Deux crachats se croisent dans le soleil. C’est la journée. Il fait une chaleur d’enfer et des toux résonnent à l’intérieur des échoppes.

Des bijoux bronze et métal, des statuettes, des brocarts, tout un bric-à-brac pour Américain.

« Vous n’achetez pas des souvenirs ? Vous ne voulez pas un petit Taj Mahal ? »

Le Taj Mahal, c’est le Sacré-Cœur plus la tour Eiffel, plus l’Arc de Triomphe, avec en prime une vague allure de boîte de camembert. On le voit partout.

« Ne vous foutez pas de moi. »

Elle s’est arrêtée et me regarde ; je me sens minable, trempé de sueur, le nez écarlate, l’air égaré. J’ai une envie subite de me flanquer des gifles.

« Qu’est-ce que vous avez ce matin ?

— Rien.

— Vous voulez rentrer en France ?

— Non.

— On fait un caprice ?

— Non. Je voudrais savoir pour Louis, je dois lui écrire. »

Perchée entre deux fenêtres, à trente mètres au-dessus du torrent de la rue, une chèvre lèche la peinture d’une grille et se dresse sur deux pattes pour brouter d’immenses palmes qui jaillissent des fenêtres. Ici les maisons ne sont plus que des façades, les racines crèvent les murs.

« Nous ne devions en parler qu’à votre départ.

— Il approche. »

Je ferme les yeux ; elle a posé le dos de sa main sur mon front, elle l’enlève et il reste une marque fraîche. La foule autour nous bouscule. Je ruisselle.

« Un peu de fièvre, dit-elle ; je vous offre un thé au calme, ce ne sera rien. »

Et maternelle en plus.

Hauts escaliers adoucis par le sable des crues ; nous pénétrons par des portes basses dans des cours en série, protégées par des palmes. Des trous dans les murs, des cellules obscures, une lumière, bleue y filtre à peine. Des formes sont couchées et on ne voit briller sourdement que des sphères de cuivre contenant l’eau sacrée. Quelques lampes à huile.

Un homme s’est levé, salue Sanandra et nous entrons. Je sens que ce lieu est interdit d’ordinaire.

« Où sommes-nous ? »

Dans l’enfilade des cellules, des corps sur des bat-flanc ou à terre. De l’eau coule entre les dalles.

« Ceux-là sont venus mourir ici, ils ont senti qu’il était temps et attendent pour pouvoir être brûlés.

— Vous avez le secret de découvrir des coins champêtres. »

Elle traverse la cour du côté opposé aux cellules et s’assoit sur un banc de pierre.

« On va nous apporter du thé, cela vous fera du bien. »

Entre les branches des manguiers, voici le paysage du fleuve : les felouques ensablées fourmillent d’enfants nus, de rats et chiens sans force. Derrière nous, la mort stagne dans les cachots.

Elle a mis ses coudes sur ses genoux et posé sa tête dans la paume de ses deux mains.

« On est de mauvaise humeur ? »

Cigarette. J’essaie de biberonner à l’indienne sans succès.

« Oui. Qui est ce Ghamal ? »

Je tousse et précise doctement :

« Je défends les intérêts de mon fils. »

Ghamal, je l’ai rencontré hier soir, dans un innommable restaurant découvert par mon Catalan ; c’est un Indien Sikh, œil aigle et velours, l’aigle pour moi, le velours pour Sanandra qui, si j’ai bien compris, fait avec lui des études conjointes. Fortement politisé, il semble, à l’entendre, qu’il représente à lui tout seul l’aile avancée de la nation dans la voie de la révolution marxiste-léniniste. Du poulet au yaourt jusqu’au café hyper sucré, il n’a pas arrêté de postillonner sur l’action effective du marxisme dans les territoires asiatiques, tout en dévorant de ses yeux charmeurs la très adorable Sanandra qui semblait manifestement ravie. Si j’ajoute qu’il fait un mètre quatre-vingt-dix et a des mains d’étrangleur, on comprendra que je le déteste.

Le thé arrive. Un serviteur dravidien au front rayé de bandes jaunes apporte les tasses, les pouces plongeant dans le liquide. Etant donné la manière qu’ils ont de se moucher, tout cela me laisse rêveur. Et puis, au diable l’avarice, on n’attrape le choléra qu’une fois.

« Ghamal Auchinleck est l’un des étudiants les plus brillants de l’Université ; il représente d’une certaine façon l’espoir de bien de ses professeurs. »

Je grimace. C’est brûlant, mais bizarrement cela rafraîchit.

« Ravi que ses profs soient contents de lui, mais vous, qu’en pensez-vous ?

— Pourquoi, est-ce important ?

— Parce que j’ai eu l’impression qu’il allait escalader la table pour vous dévorer de baisers.

— Eh bien, vous avez tout à fait raison, remarque Sanandra ; il l’a même escaladée une fois. »

Je me rebrûle instantanément.

« Qu’est-ce que je vous disais ! Ce type est un escaladeur. Et qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien de spécialement palpitant, il l’a réescaladée en sens inverse.

— Vous avez très bien fait, dis-je, je n’ai rien contre lui, mais, à mon avis, c’est un espion du pouvoir impérialiste unissant la cupidité à la brutalité. Il n’en est pas à son premier meurtre et s’occupe de traite de jeunes fillettes, de trafic de drogue, s’habille en femme dans sa salle de bain et est rempli de maladies détestables et contagieuses. Bien entendu, je ne cherche pas à vous en dégoûter. J’ajoute que je tiens mes renseignements de source sûre. »

Elle rit ; l’or soyeux descend en cataracte de son épaule jusqu’à ses pieds.

« Il n’y a rien entre Ghamal et moi. Louis peut être rassuré. »

Je regarde ces lieux où je ne viendrai plus. Ils sont les plus extraordinaires du monde ; désirés pendant toute une vie, ces cachots sinistres creusés dans la pierre des temples sont la promesse parfaite d’une mort absolue et réelle ; jamais plus ces âmes ne folâtreront dans un corps.

Sanandra pose sa tasse où reste une auréole de thé amer.

« C’est bien Louis qui est rassuré, n’est-ce pas ? »

Voici un cortège qui passe, la mort vêtue de rouge et de rose dans la soie d’un linceul splendide, la mort ficelée dans ses hardes brillante, qui n’est plus rien soudain qu’une forme brinquebalante ; j’ai trouvé le lieu où il n’est plus temps de mentir.

« Non, dis-je, c’est moi. »

Il n’y a plus de mort, elle n’a jamais eu d’importance ; il n’y a que cette femme d’or et de chair, Sanandra qui est la vie, une vie totale, ronde et lumineuse, une fille ensoleillée, tendue sur le ciel le plus funèbre de la planète, et je n’en reviens pas d’être parvenu à lui dire si vite que je l’aimais ; peut-être est-ce que je viens de me l’apprendre à moi-même.

Voici que les tambours reprennent ; inlassables, ils poursuivent la chanson de toujours.

« Partons, dis-je, ou je vais escalader la table. »

Elle s’est levée en même temps que moi. Sa main touche à nouveau mon front, glisse le long de ma joue.

A l’est, sur Manikarnika, les bûchers flambent. Fonce, James Bond.

« Un homme dans les trente ans, style professeur, hindou, moustache impeccable, cravate et chemise blanche, ça ne vous dit rien ? »

La main s’est arrêtée, les yeux restent les mêmes, pas un cil n’a tremblé.

« Je ne sais pas… Où l’avez-vous vu ? »

Des nerfs d’acier ou elle ne sait rien. Je suis cinglé… Quel rapport entre elle et cette histoire à dormir debout ?…

« On m’a glissé une photo sous la porte, par deux fois. »

Pourquoi est-ce que je lui sors ça au moment où tout bascule, à croire que je cherche à jouer l’agent secret… Si tu as une histoire d’amour à vivre, ne complique rien, ce n’est déjà pas du tout cuit.

« Il y a aussi un type habillé tout en blanc, un visage lisse, un corps de femme, des yeux comme deux traits de crayon sur une feuille de papier ; il sent un parfum bizarre, comme des fleurs oubliées dans un vase. »

J’attends. Elle ne bronche pas, elle n’a eu aucune réaction ; peut-être est-elle restée un soupçon de trop impassible.

« Je ne comprends pas, qu’est-ce que vous me racontez là ?…

— Il nous suit. Il est sans doute quelque part en ce moment, caché dans un des temples. Il doit nous regarder.

— Vous cherchez à me faire peur ou vous devenez fou ? »

Je n’arrive pas à savoir si elle joue ou non…

Toutes les fenêtres sont noires d’ombre, des ouvertures de toutes les formes nous surplombent, nous sommes le fond d’un puits, au cœur des regards.

« Vous avez de la fièvre ou l’on vous fait des farces, je ne comprends pas… »

La lèvre tremble un peu.

« J’avais déjà remarqué que vous alliez beaucoup au cinéma… »

Je ne continuerai pas l’interrogatoire, je n’ai pas le temps. Quelques jours me restent, et je n’en distrairai pas une heure pour jouer au cowboy ; ils peuvent me refiler toutes les photos de l’univers sous la porte et des complets blancs peuvent surgir de toutes les embrasures, ce n’est pas cela l’important.

Un nom soudain : Louis… Ses amis étranges… Si tout venait de lui… Après tout, si je suis là, c’est par lui, il s’est peut-être fait des ennemis, ceci est une piste peut-être…

« Cela vous inquiète ?

— Je m’en fous, il n’y a que vous qui m’inquiétez. »

Je n’ai pas lâché sa main.

« Pourquoi ?

— J’ai la frousse que vous ne m’aimiez pas. »

Le sourire s’agrandit.

« Nous voilà bien, dit-elle.

— Je ne vous le fais pas dire. »

 

 

Nous courons, cernés par trois mille mômes ; devant nous, un rickshaw. L’homme sous la toile est caché par deux gigantesques affiches qui brimbalent dans les cahots et les tournants : Shaila Babu. C’est le film du moment.

La musique éclate, l’homme colle un micro dans le haut-parleur d’un électrophone nasillard et interrompt la musique de remarques hachées et enthousiastes. Sur la photo, une femme au ventre nu, soutien-gorge pailleté à clochettes tibétaines et sourire dodu, braque un 6,35 sur un élégant et grassouillet jeune homme qui a l’air de sortir d’un magasin de confection. Il va tomber dans une splendide piscine rose bonbon. Des palmiers groseille et une Cadillac cerise meublent les coins… On voit aussi un hélicoptère et des cavaliers au galop. Western ? Danses orientales ? Toute cette confiserie m’attire.

Sur l’affiche, l’héroïne a une bonne tête ; on a l’impression qu’elle passe sa vie à manger de la pâte de fruits.

« Le peuple le plus maigre de la terre a les acteurs les plus rondelets. Ils mangent pour nous. Si tu aimes les femmes potelées, tu seras servi ; quant aux hommes, plus ils ressemblent à des chefs de bureau grassouillets et plus le public en redemande. Ici, tout est simple : si vous avez de la valeur, vous devez être gros. C’est une esthétique sommaire mais explicable. »

Je pile net.

« On y va ?

— Où ça ?

— Voir Shaila Babu… »

C’est les vacances. J’aime la fiancée de mon fils, elle a vingt-cinq ans, moi la quarantaine, j’habite Paris, je suis en Inde et j’ai envie d’aller au cinéma. Rien de plus simple.

Nous courons dans les rues. Je vois le fronton au-dessus des têtes, puis une coupole, immense, hangar, mosquée, cathédrale, et voici les queues du tiers monde, les folles ruées vers les écrans les plus gigantesques et les plus crasseux de l’univers… Sanandra se faufile, je suis, des billets en double exemplaire format feuille d’impôts avec des numéros au crayon bleu comme dans les vieux cinés de province.

« Vite, ça commence… »

J’écrase des pieds, des épluchures de cacahuètes, j’y suis. Elle est là, toute proche dans le noir, près de moi, encore trois jours. Shaila Babu.

 

 

Les Delon de l’Inde dînent donc ? Ils ont des postérieurs matelassés et plus que prospères.

Salle folle comme une mer d’orage, dimension de la cathédrale de Chartres avec trois balcons et écran vert-de-gris de trente mètres de haut. Eclatement des confitures, c’est parti dans la joie et les applaudissements, déjà Shaila Babu s’élance d’un balcon, saute au ralenti, arrêt de l’image scandé par un coup de cymbales à péter les tympans et flaoup, la voilà à terre devant l’ennemi.

Un type à moustache, donc un méchant, à chapeau tyrolien et chemise hawaiienne, lève un couteau d’un mètre cinquante. Shaila se retourne, allume une cigarette, semble vouloir commander un Martini sans olive, fait un clin d’œil en gros plan et expédie une manchette au vilain qui a eu la patience de l’attendre et qui tombe dans une piscine à requins. Tollé, cris, joie, hurlements et c’est toujours le générique dans un déluge de musique. Je me retourne, tout un balcon, une arène qui fonce vers l’écran gigantesque. Les yeux me brûlent déjà. Attention, une danseuse en surimpression, collants noirs avec petits miroirs incorporés et voile de mousseline pêche-abricot, par-dessus des caleçons de bain 1915, courtes cuisses et bourrelets assortis.

Sanandra se penche.

« Nashi Ravindrata, notre Marilyn. »

J’admire, ébahi. Un type lui fonce dessus, à la Marilyn, elle l’attrape par un bras et il fait trois tours en l’air, elle ne s’est même pas arrêtée de danser, elle se déhanche sur place au bord d’un plateau tournant. Tiens, des personnages tout rouges dans un grand parc. Un petit garçon court, peint en vermillon, il a dû tomber dans un seau de peinture.

« Quand ça change de couleur, c’est qu’il s’agit de souvenirs », souffle Sanandra.

Voilà des skieurs, des pentes neigeuses ; une voiture énorme en gros plan, crac dans un mur, des briques de carton volent au ralenti, un monsieur rigole sur le côté de l’écran, il ne devrait visiblement pas être là, mais la pellicule doit coûter cher, on ne va pas tourner une seconde fois pour si peu.

Revoici la star, cette fois un revolver de trente kilos dans une main, une cigarette de cinquante centimètres de long dans l’autre. Elle se vautre sans raison sur un lit orange avec baldaquin bleu dans une chambre circulaire couleur œuf sur le plat. Fin du générique.

Je prends ma respiration mais trop tard, un déluge de notes comme si j’avais des entonnoirs dans les oreilles et qu’on déverse dedans un tombereau de doubles croches.

Sur l’écran, les choses ne s’arrangent pas. Il n’y a pas trois minutes que c’est commencé et la star danseuse karatéka à caleçons longs et bourrelets apparents a déjà d’énormes problèmes, mais qui vient d’apparaître ?

Shaila Babu !

Charivari de satisfaction. Shaila Babu a du mal à fermer ses complets ; non seulement il a de quoi s’asseoir, mais il fait de la dilatation d’estomac. Il tente comme un fou d’exprimer l’intelligence la plus vive en pinçant les narines, en serrant les lèvres en haussant les sourcils et en fermant les yeux d’un air subtil et entendu. Seules les oreilles n’ont pas remué.

Sanandra colle sa bouche contre mon oreille.

« Le peuple ne voyage pas, on doit lui faire connaître les différentes régions présentées sous le jour le plus touristique possible. Le pays le plus pauvre du monde offre à lui-même l’image du pays le plus riche. En ce moment, c’est le Cachemire et ses sports d’hiver, ce qui ravit évidemment le manœuvre de Calcutta ou le porteur de Madras. »

De gros Sikhs pleins de fric et de fesses skient pesamment.

« Le Sikh sexy skie, dis-je, répète-moi ça dix fois sans respirer. »

Mouvements divers autour de nous, nous faisons manifestement trop de bruit.

Poursuite, on essaie de projeter la belle dans un ravin. Elle fuit. Miracle, une carriole. Sur la carriole, un cocher, et qui est le cocher ?

Shaila Babu !

La salle explose. Je demanderais bien comment il se fait qu’il soit là, mais je vais avoir l’air idiot.

Ils se regardent. Il porte un petit chapeau de bandit napolitain et une chemise de nuit brodée. Il ouvre la bouche et c’est le commencement de la troisième guerre mondiale.

Après deux minutes de déflagrations ininterrompues, je m’aperçois qu’ils chantent, j’avais oublié que tous ces films sont aussi des comédies musicales.

Mais voici que la fille en sari transparent et bottes d’argent plastifié manigance un coup fumant avec un triste ricaneur. Tenterait-elle de doubler Shaila Babu, cette misérable ? Tiens, autre chose, un petit pauvre. Ça, c’est extraordinaire. Sanandra s’agite, je sens son bras qui a bougé.

Le petit pauvre est gras. Il est gras, bien peigné, il ressemble à une publicité pour Ovomaltine ou autre bouillie gonflante pour gosses surnourris ; il a une petite chemise bien propre avec un léger accroc à l’artiste pour faire plus vrai ; on lui a fait en outre sur la joue une légère trace noire pour qu’il fasse tout de même un peu sale et il tend ses petits doigts boudinés pour mendier. Terrible image au fond, et j’oscille entre le rire et la colère ; il y en avait par centaines, des enfants tout à l’heure sur les dalles, devant l’entrée du ciné, au pied du grand crachoir plein de sable rouge, les ventres gonflés s’écrasant sur leurs genoux cagneux : ils étaient gris, gris comme je ne pensais pas qu’un vivant puisse l’être, et là, en plein écran, ce chérubin rebondi mal maquillé et si cabotin… Même les pauvres sont faux, il n’y en a qu’un d’ailleurs, nous ne verrons rien de la misère du peuple, mais des salons Lévitan, yachts pour rois du pétrole, appartements-démonstrations pour Salon des arts ménagers…

Revoici Shaila Babu et sa chansonnette tonitruante. La fille se tortille, semble s’offrir ; vont-ils s’embrasser ? Sanandra me souffle :

« Jamais de baisers à l’écran ; dès qu’ils s’effleurent, on coupe. »

Ils se cajolent, minaudent, oh ! là ! ils deviennent tout verts. Mauvaise digestion peut-être ; non, j’oubliais, c’est le souvenir. Elle a un manteau de fourrure et un vanity-case. De la fourrure à Bombay, je ne conseille à personne d’essayer. Elle a un bébé. On le lui prend, elle crie en gros plan : même l’intérieur de sa bouche est vert, elle a l’Amazonie dans le gosier. La voici à présent qui danse, c’est sans doute par désespoir ou pour gagner sa vie, ce n’est pas très précisé. La salle soupire de tendresse et… entracte.

Lumières.

Je me retourne vers Sanandra. J’ai l’impression d’avoir boxé quinze rounds sans m’en apercevoir. Je n’ai jamais été aussi fatigué de ma vie ; même ma voix est en flanelle.

« Ce n’est pas fini ? »

Impitoyable, elle s’enfonce dans son fauteuil.

« A peine la moitié. J’ai oublié de te dire qu’un film indien moyen dure de trois à quatre heures. Donne-moi ton impression.

— Surprenant, dis-je. Ils sont tous comme cela ?

— Au dire des journaux, celui-là est le meilleur.

— Ah ! ah !

— Comme tu dis. »

La salle s’est vidée ; par l’entrebâillement des portes, je vois des hommes boire des sodas dans le hall de fausse mosaïque. Je suis au cinéma avec Sanandra à Bénarès. La plus forte production du monde, le double de celle des Etats-Unis.

La publicité à présent : poudres à laver, pastilles pour la toux : l’Inde qui dort dans ses haillons et crache ses poumons se regarde, hypnotisée, sucer des valdas pour guérir sa tuberculose et s’effarer d’une goutte d’eau sur sa moquette… Ce sont peut-être les nouveaux rites exorciseurs, une sorte de magie pour remplir ce pays de filles à Cadillac et de Shaila Babu.

Obscurité : deuxième partie.

Un enfant, sans doute le rejeton de la grassouillette, joue de l’harmonica, des montagnes tournent, le voilà qui court dans un champ de fleurs, elle chante, elle doit être à deux cents kilomètres de là, mais, avec la voix qu’elle a, ce n’est pas étonnant qu’il l’entende. Valses de Strauss, il se précipite tout en émoi : « Maman, maman ! ! ! » Elle chante toujours, les oiseaux s’envolent, hymne au soleil, alléluia, gloire à Vichnou et à tous les autres. Attention…

Rencontre.

Tous les deux immobiles de chaque côté de l’écran, des arbres style sapin de Noël au Bazar de l’Hôtel de Ville pendant l’Occupation. Une étoile monte, inonde la mère, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, hurlements dans la salle, cymbales ; j’applaudis aussi malgré moi. Sanandra rit, ennuyée et heureuse de se laisser aller. Des feuillages tourbillonnent, ils s’étreignent dans la gloire des projecteurs.

La fin peut-être. Nous sommes en charrette comme au début, avec l’enfant en plus. Le gros Babu serre ses deux chéris dans ses bras et lâche un dernier hurlement de sirène ; Vichnou traverse l’écran en papillon frénétique. The end.

Charivari, congratulations, la salle se lève avec peine, s’accroche aux sièges ; mon Dieu ! si ça pouvait durer encore…

Dehors, c’est l’enfer des odeurs et des couleurs. On aura rêvé trois heures.

J’ai vu Shaila Babu.

 

 

Université de Bénarès. Dans les allées semi-circulaires, les villas baroques de la bourgeoisie de la ville ; dans une allée sous les palmes, à l’ombre du collège de sanskrit, s’étend un parc ombreux c’est là que vit Sanandra Khanna.

J’ai le trac. Pas le temps de faire le point surtout, tout va trop vite. Que vais-je dire à Louis ? Et moi, que vais-je faire ? Amoureux comme à quinze ans, folie pure, je ne sais plus où j’en suis et ce repas en plus avec ses parents… J’ai une difficulté à imaginer les vieux Indiens érudits autrement que sous la forme de Gandhi ; son père enseigne depuis plus de vingt ans les littératures européennes et a publié des études sur le roman dans les périodes coloniales.

C’est ici qu’elle est née, dans ces allées qu’elle a joué enfant ; tout m’est soudain précieux puisqu’elle y vécut, des grilles rouillées aux colonnes blanches de l’entrée principale. Les palmes des bananiers créent une ombre rêche et râpeuse, voici la vasque et la statue de la déesse. Il existait donc ce lieu à l’autre bout du monde que j’avais commencé à ne plus chercher… Rappelle-toi, Jean-François, chacune de ces secondes, ta main touche ces feuilles au vert profond, tu marches dans ce parc languissant et torride où les pluies sèchent instantanément… Demain, dans trois jours, tu auras quitté ce jardin et cette femme et il te faudra vivre de leur seul souvenir… J’en mourrai, j’en vivrai, je ne sais pas encore, mais comme elle est belle, la maison des Khanna, vieille et cachée dans les feuillages des arbres géants, et comme il a dû faire bon y grandir ! Elle ne la quittera jamais, ceci est le bout du monde. Dans le hall en rotonde, elle m’attend en robe claire, lumineuse.

« Voici ma mère. Jean-François Varnier. »

Je m’incline. J’ai vu ça dans des films. Les cheveux blancs sont splendides, tirés en bandeaux, son sari est de soie grise, un équilibre exact de neige et de nuit ; déjà son bras s’appuie sur le mien, son anglais est suffisamment hésitant pour que je le comprenne.

« Quelle folie de venir par ces chaleurs dans notre terrible pays, vous devriez monter dans les collines ; allez à Simla, il y fait une fraîcheur délicieuse. »

Sanandra rit, me sert un Martini corsé et je m’enfonce dans un fauteuil de reps… C’est le salon aux boiseries obscures, des livres, des canapés, des statues, elle y est chez elle, elle est radieuse. Qui suis-je pour toi en cet instant ? Des heures que j’endigue cette joie qui me monte, cette incroyable nouvelle que je ne parviens pas encore à m’annoncer ; et si Sanandra la belle aimait Friquet le balourd ?… Ce geste, ces doigts sur ma joue, ces élans dans la rue, cette main dans la mienne…

« Il faut vous expliquer, dit Sanandra, ma mère regrette le départ des Anglais, elle était gouvernante d’une famille dont le chef était secrétaire du vice-roi des Indes et elle adorait les fastes de la saison d’été. Simla fut Monte-Carlo à l’échelle indienne. »

La vieille dame sourit et acquiesce. Sa fille possède ses yeux, elle fut belle aussi, elle a dû connaître les longues robes, les calèches et les ombrelles du Mall, les coolies courant pieds nus pour protéger le silence des murs.

Une voix retentit :

« Ce qu’elle ne vous dira pas, c’est qu’à Simla, jusqu’en 1940, les rues pavées étaient interdites aux Indiens. »

Je me lève. C’est un doux vieux monsieur souriant, il ressemble plus à Nehru qu’à Gandhi. Il parle le français avec un soupçon d’accent auvergnat, bizarrerie linguistique.

Je lui serre la main, il embrasse Sanandra.

« J’ai passé deux ans à Simla en 1931 et 32. Toute la haute société anglaise était là durant l’été avec la garde impériale. Lorsqu’il y avait une réception au palais du gouverneur, les lanciers à cheval parcouraient les rues pour s’assurer qu’aucun visage sombre n’avait l’outrecuidance de choquer la vue des nobles Londoniennes. C’est cette période que ma femme regrette. »

Il rit tandis que sa fille lui tend un verre.

Je suis bien ici ; il est rare que je sois si vite à l’aise.

« Je travaillais chez Mrs. Bloomfield, poursuit Mme Khanna, il y avait vingt-quatre domestiques — je ne compte pas les jardiniers ni les coolies. Les valets de pied avaient des gants blancs qu’ils devaient changer trois fois par jour, toutes les quatre heures exactement. »

La vieille dame poursuit son rêve tandis que son époux l’observe d’un sourire indulgent. Quelle étrange histoire d’amour a amené cet érudit à épouser l’ancienne gouvernante ?

« Vous avez de splendides livres, monsieur Khanna.

— Ceux-ci n’offrent pas grand intérêt, je vais vous montrer ma bibliothèque, il y a quelques raretés. »

Couloirs paisibles et cossus, des boiseries vieilles où court encore le reflet des cires blondes ; voici le bureau : autour de la table chargée de dossiers, des reliures couvrent les murs. La lumière est diffuse.

« Sanandra adore travailler ici, nous nous partageons cette pièce. »

Elle ne partira jamais ; le soir, lorsque le parc est blanc de lune, elle est à cette place au centre du halo que projette la lampe, une lumière ténue au cœur des grandes plaines. Au-delà des arbres, ce sont les derniers contreforts de la ville et le Gange à l’horizon… Les palmes battent les volets.

« Regardez, ce sont des éditions originales. »

Sur les rayons, Voltaire, Diderot, Rousseau.

« Un de mes élèves les a trouvées avec quelques centaines d’autres sur un fumier d’arrière-cour ; lorsque le rajah de Bénarès est parti, les camions n’ont pas pu emporter les livres, les essieux pliaient déjà sous les lingots d’or. Nous avons pu en récupérer quelques-uns. Beaucoup ont été brûlés ou détruits. »

Les doigts secs caressent les pages jaunies.

On doit pouvoir travailler ici dans le silence des nuits d’Orient.

Et si je restais ?

« Monsieur Khanna, j’ai en France une vie idiote. »

Il me regarde et n’a pas l’air surpris. Peut-être ces lieux sont-ils propices aux confessions, il y a peut-être de la magie dans son regard accoucheur.

« Je me demande si je ne vais pas m’installer ici, tenter de trouver un but, quelque chose… »

Il sourit.

« Vous n’avez pas tout à fait le style hippie.

— Ni l’âge. Non, je ne cherche rien de mystique, simplement une vie moins bête. Je… Je n’arrive pas à expliquer. »

Il a allumé la lampe de son bureau et s’installe sur son fauteuil. J’ai l’impression que nous bavarderons toute la vie.

« Je me repentirai peut-être demain de vous avoir dit cela ; mettez-le sur le compte de la défaillance ou d’une confiance immédiate. Je ne me confie en général que très peu volontiers. »

La vieille main se pose sur mon avant-bras. Cet homme est la bonté et l’intelligence réunies, et, si ce n’est pas vrai, j’accepte dès cette seconde de ne jamais plus croire en rien.

« On peut recommencer tout à chaque instant, monsieur Varnier, et en même temps on ne le peut jamais. »

Je ne connais pas ce vieil homme, nous avons bu un verre, c’est tout, un vieux professeur distingué qui m’accueille pour un soir dans sa maison, et voici que je lui raconte ce que je ne me dis même pas a moi-même.

« Sanandra a dû me verser un philtre dans le Martini, dis-je, je vous ennuie avec mes problèmes… D’ordinaire, je me contrôle davantage.

— L’Inde fut le pays des philtres, en effet ; je ne crois plus qu’il en existe, mais il est possible que Sanandra connaisse quelques secrets. »

Rien ne lui a échappé. Il sait que mon désarroi vient d’elle ; dans ce décor de confort et de silence, il regarde ce pauvre type débarqué d’Occident se débattre au milieu du filet que tissent les sorcelleries des amours dernières…

« Désolée d’interrompre votre discussion, mais le dîner est prêt. »

Nous la regardons ensemble ; je sens qu’il la scrute, tendre cependant, et qu’il mesure déjà au poids de ses balances la part d’elle-même qui s’échappe vers moi.

« Alors ? »

Méfiant, je tourne la bouillie, attentif à la chaleur soudaine qui monte d’ordinaire des piments rouges ; elle ne vient pas cette fois… Je goûte.

« Les Mille et Une Nuits ! »

Ils rient tous les trois de mon exclamation.

Le mouton baigné dans les aromates et cuit des jours entiers dans des marmites de cuivre sur les lents feux des fourneaux… La sauce au yaourt et aux huiles fortes sent le poivron doux, le poivre rose, l’anis grillé et la cannelle. Je trempe ma crêpe au sarrasin dans l’assiette et je déguste, béat.

Sanandra arrose de thé brûlant.

« Vous devenez un véritable Indien, vous serez affolé de ce que vos biftecks et vos frites vont vous paraître fades. »

Une Indienne aux bracelets en série apporte un nouveau plateau couvert de coupelles de sauces sucrées et violentes ; l’odeur est déjà un opéra, douceur des violons et stridence des cuivres.

« Si je n’avais pas peur de finir ma nuit un pinceau à la main, j’irais féliciter votre cuisinière.

— Avec la nôtre, vous ne risquez rien. »

Sanandra me désigne une soucoupe contenant un liquide couleur de vieil or verni et strié du reflet vert des anciennes pièces de monnaie.

« Celle-ci, vous devez l’essayer du bout de l’ongle. »

J’effleure la surface du dos de la cuillère et dépose dessus une pointe de langue tremblotante.

Madonna Santa !

L’incendie de Babylone plus celui du Grand Bazar.

Je noie de thé et crache une flamme rouge.

« Je n’ai pas de fumée qui sort par les oreilles ? »

J’ai du mal à articuler. Les murs ondulent derrière la montée des larmes. Cette sauce est un incendie, elle doit suffire pour mettre le feu à la nappe.

« Pourquoi plus les pays sont chauds, plus la cuisine est-elle forte ? »

Sanandra et sa mère trempent leurs galettes d’une mixture dans une autre avec élégance et désinvolture, mariant les cocktails de saveurs et de couleurs ; le vert des épinards se fond dans la neige des fromages battus où tremblent des pétales de roses fraîches. Ils mangent étrangement, en alchimistes…

Le père de Sanandra me tend le plat à nouveau.

« Ce n’est pas la bonne question ; le problème est que les pays chauds sont aussi les pays pauvres et plus vous épicez, moins vous avez besoin de manger. C’est aussi pour cela que plus la bourse est plate et plus il y a de sucre dans les gâteaux. L’Afrique et l’Asie sont des terres à ulcères et à diabète, c’est la rançon de la faim vaincue. »

J’entame sous l’œil amusé de mes hôtes ma quatrième crêpe badigeonnée d’une sauce bleue épaisse comme un velours au reflet de satin…

Inexprimable parfum.

« C’est la raïta, dit Sanandra ; elle est faite d’oignons doux, de graines de jasmin et d’aubergines. »

Je m’empiffre. Je n’ai jamais tant mangé que dans ces pays où les enfants des rues vivent de cacahuètes et d’écorces d’arbre.

« Mrs. Bloomfield servait à chaque repas de la bière anglaise qu’elle faisait venir de Londres, spécialement pour la saison d’été de Simla. »

Le vieux Khanna sourit à sa femme. Elle va repartir dans une description enchanteresse de la résidence d’autrefois, le soleil sur l’or des carrosses, les pique-niques aux orées des jungles profondes, les aides de camp chamarrés, les rivières de diamants dans les bals impériaux… Rien ne pourra l’arrêter, personne ne le veut d’ailleurs et la voici qui s’élance sur les parquets et les tapis de jadis tandis que, dans la vieille demeure, sous le haut plafond à caissons, je respire une paix que je n’ai jamais connue. La pluie dehors abreuve les terres altérées.

Rien ne peut arriver ici… La flamme des chandelles bouge à peine… Suffisamment cependant pour qu’un reflet pétille encore sur le rectangle de verre à demi masqué par l’angle du mur… Le cadre d’acier poli fuit sous la lumière mourante.

Au centre, un homme me regarde : il n’a pas cessé depuis que je me suis assis à cette place. Nous nous connaissons déjà. Je vais finir par connaître chaque pore de sa peau, chaque nuance de ce regard qui se moque, cette moustache taillée si juste… La troisième rencontre.

Voilà que je me surprends à savoir ne pas broncher. Il y a donc des jeux auxquels je sais jouer…

Pourquoi as-tu menti, Sanandra ? Qui est-il ? Tu sais beaucoup de choses… Peut-être sais-tu qui, par deux fois, a glissé sous ma porte cette photo découpée… Méfie-toi, je ne suis pas fait pour les énigmes… ; mais comme il faut que soit profond l’envoutement pour que je ne sois pas déjà parti…

« Excusez-moi de vous interrompre, madame Khanna, mais puis-je me permettre de vous demander qui est ce personnage près de la fenêtre ? »

Les bougies dansent toujours. Contre la porcelaine, l’argent d’une fourchette vient de tinter. Le vieillard fixe la fenêtre. Les mains de cire sont mortes de chaque côté de l’assiette.

Lentement, la tête souriante de la vieille dame pivote pour regarder dans la direction que mon doigt indique toujours. Impression soudaine que le plafond est plus haut que je ne le supposais. Un jeu des ombres, peut-être, un caprice des reflets sur les caissons. La voix de Sanandra résonne…

Les cristaux luisent, pâleurs ténues, une bougie sur chaque facette.

« Monsieur Varnier, mon mari s’appelait Singh Chanderi. »

Il pleut toujours sur le jardin aux poupées d’argile.